Turquie : sortir de la caricature

L’offensive médiatique de l’UMP autour de la perspective de l’entrée de la Turquie dans l’Union européenne lui permet d’éviter le débat sur les effets néfastes du libéralisme économique en Europe. Néanmoins, l’argumentaire déployé contre cette possible intégration reste généralement des plus sommaires, et semble vouloir jouer d’une hostilité instinctive plutôt que d’une réflexion approfondie. Observons, à titre d’exemple, le discours identitaire que laisse filtrer le député UMP de notre circonscription lorsqu’il aborde cette question sur son blog.

Au-delà des tautologies et des arguments d’autorité (« l’Union européenne doit savoir reconnaître ses limites », « il n’y a quasiment plus d’européens [sic] vivant à Istanbul »), la façon dont ce texte cherche à rejeter définitivement la Turquie dans une altérité absolue, celle des « pays musulmans », est pour le moins problématique. Cette mise en avant de l’étiquette religieuse occulte entièrement les spécificités de l’histoire turque contemporaine, en particulier de l’héritage moderniste et républicain d’Atatürk, lui-même fortement inspiré par le modèle français.

Rappelons donc que l’adoption du code civil, l’interdiction de la polygamie, l’instauration du mariage civil comme seul mariage reconnu par l’État, puis l’adoption du code pénal datent de 1926 en Turquie. Le droit de vote y est accordé aux femmes dès 1930 pour les élections municipales et dès 1934 pour les élections législatives (une décennie avant la France). En 1935, le pays va jusqu’à adopter le dimanche, au lieu du vendredi, comme jour de repos hebdomadaire. Il se définit lui-même officiellement comme un État laïc en 1937. La Turquie reconnaît l’Etat d’Israël dès 1949, devient membre de l’OTAN en 1952 avant de présenter en 1959 une demande d’association à la CEE. Sur le plan démographique, son indice de fécondité, en chute libre depuis 1960, n’est plus en 2005 que de 2,35 enfants par femme (*).

Ce passé récent peut-il être écarté d’un revers de main au motif que « l’armée y (…) constitue le seul barrage à l’islamisme, qui détient aujourd’hui le pouvoir politique » ? Le cœur de l’argumentation se ramène ici, on le voit, à l’exhibition d’un mot imparable, « islamisme », qui fait immédiatement barrage à toute discussion rationnelle. On se demande bien, au passage, comment Nicolas Sarkozy a pu accepter de serrer la main à ces dangereux « islamistes » puis de négocier avec eux lors du récent sommet de l’OTAN. Remarquons en outre qu’une adhésion à l’Union pourrait précisément faire office de garantie ultime contre tout risque d’affaiblissement démocratique ou de discrimination contre les femmes.

Pour finir, le lecteur reste proprement consterné devant l’affirmation finale du député qui, en changeant brutalement d’échelle temporelle, surfe ouvertement sur le thème du conflit de civilisations : « La Turquie n’est donc pas un pays européen, sa longue histoire est celle d’une lutte continue contre l’Europe et sa culture. » Affirmation historiquement aberrante, qui oublie les siècles de brassage culturel entre le monde grec et l’Anatolie, l’inestimable héritage antique transmis et revivifié par Byzance puis Constantinople, la grande tradition de l’alliance franco-ottomane depuis François Ier, la guerre de Crimée etc., etc. !

Que l’on soit dès aujourd’hui pour ou contre l’entrée de la Turquie dans l’Union européenne (**), cette question mérite une discussion sérieuse, qui aille au-delà des idées reçues pour aborder sereinement les vrais enjeux que sont les questions arménienne, kurde et chypriote, ou encore la perspective du rattrapage économique, de la mise à niveau des salaires et des droits sociaux. En cédant pour des raisons électoralistes à un conservatisme borné, l’UMP ne se place pas au niveau des défis de demain.

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* Y. Courbage, E. Todd, Le rendez-vous des civilisations (2007), p. 164

** Le point 58 du Manifeste du PSE s’y montre favorable sous certaines conditions : « Pour nous, l’Europe doit respecter les droits fondamentaux de tous les peuples et soutenir le caractère multiculturel et multi-religieux des sociétés européennes. Nous sommes en faveur d’un processus ouvert de négociations avec la Turquie dans une perspective d’adhésion à l’Union européenne, sur la base de critères clairs ; la Turquie comme l’Union doivent tenir leurs engagements respectifs. »

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